Sugizo, « Voice » feat. Kiyoharu

11 minutes

Le 1er décembre 2017 est sor­ti l’u­nique clip issu de l’al­bum Oneness M de Sugizo. Marquant les vingt ans de car­rière du gui­ta­riste, Sugizo en fait son pre­mier album de col­la­bo­ra­tion. À cha­cun des mor­ceaux, un chan­teur dif­fé­rent. Parmi les invi­tés se trouvent des légendes du Visual Kei. L’un d’eux se dénote : Kiyoharu. C’est lui qui fut invi­té sur un mor­ceau par­ti­cu­liè­re­ment réus­si, « Voice ». Peu de mots, un air et des paroles simples et sur­tout une sym­biose par­faite entre deux musi­ciens. La voix envoû­tante de Kiyoharu, chan­teur et fon­da­teur de Kuroyume et Sads, et le son mys­tique de Sugizo, l’un des gui­ta­ristes de Luna Sea et de X Japan. Rivaux éter­nels tout en étant d’é­ter­nels amis, Sugizo vou­lait quel­qu’un avec une voix qui sub­merge. C’est lors de la créa­tion de l’al­bum que son choix fut caté­go­rique, cette chan­son devait être chan­tée par Kiyoharu.

Solitude et Douceur

Réalisé par Jiei Mogi ( SiM, Luna Sea, Matenrô Opera), le clip de « Voice » a été fil­mé durant les dix pre­miers jours de novembre 2017 dans au stu­dio Lumiere’k à Tokyo. Pour ce clip, Sugizo a don­né comme thème à Jiei Mogi : 「ゴシック」と「闇」 (Gothic et Ténèbres/Désespoir). Pour ce faire, le stu­dio a été choi­si et trans­for­mé pour don­ner l’im­pres­sion d’un salon du XIXe siècle par­tiel­le­ment abandonné.

La Voix et l’Œil

Jiei Mogie a construit le clip à par­tir de quatre grands types de plans : les plans sur les fleurs séchées, les plans sur les reflets dans les bris de miroir, les plans sur les mélanges de pein­ture et les plans avec l’ap­par­te­ment com­pre­nant ceux sur la pièce en elle-même, la femme, Sugizo + Kiyoharu et ceux ras­sem­blant les trois protagonistes.

Malgré l’ab­sence d’ac­tion et d’his­toire à pro­pre­ment par­ler, le clip se pare d’une intro­duc­tion, d’un déve­lop­pe­ment et d’une conclu­sion. En ce qui concerne l’in­tro­duc­tion, le clip com­mence pour une mise en place du décor et un résu­mé de l’his­toire sym­bo­li­sée par une coupe de fleurs séchées (voir plus bas) et des per­son­nages prin­ci­paux : la jeune femme et la gui­tare de Sugizo. Ensuite, le déve­lop­pe­ment débute avec le miroir qui se brise et se ter­mine avec Kiyoharu enle­vant son ban­deau. Finalement, le clip se conclut avec un plan sur la coupe de fleurs sui­vi d’un plan sur les jambes de la jeune femme en train de partir.

De la Mélancolie né le Romantisme

Bien que le Gothic soit une exten­sion du Romantisme noir, le clip n’a pas cette noir­ceur pou­vant le qua­li­fier de gothique. Le décor est un décor roman­tique. Une pièce d’un appar­te­ment déco­rée façon XIXe siècle.  Du papier peint qui se décolle, des végé­taux poussent à l’in­té­rieur comme s’il s’a­gis­sait d’une ruine. Une che­mi­née, de vieux cana­pés, des fleurs séchées. Les cadres sont vides, des livres s’empilent au sol et deux cents bou­gies éclairent la scène. La jeune femme, elle, est vêtue d’une nui­sette et d’une étole d’une blan­cheur virginale.

La mélan­co­lie est un cré­pus­cule. La souf­france s’y fond dans une sombre joie.
La mélan­co­lie, c’est le bon­heur d’être triste. 

Victor Hugo, Les Travailleurs de la mer, Partie III, Livre I, I, 1883.

Miroir, intros­pec­tion, tris­tesse, enfer­me­ment, tout cela ren­voie à la mélan­co­lie. Cette mélan­co­lie est l’un des thèmes récur­rents du roman­tisme. Elle fut aus­si consi­dé­rée comme le Mal du XIXe siècle. Elle tra­dui­sait le malaise de ceux qui ne par­ve­naient pas à vivre dans la socié­té. Cette mélan­co­lie, Kiyoharu arrive à la faire pas­ser dans son chant avec un mélange de dou­leur, de tris­tesse, de rage et d’af­fec­tion.

Miroir de l’Âme

À pro­pos de miroir, il est le fils conduc­teur du clip. Il appa­raît, entier ou fra­cas­sé, seul ou accom­pa­gné. Le miroir n’est pas qu’un objet reflé­tant la lumière. Derrière cet arté­fact se cachent toute une symbolique.

Psyché

Parmi les miroirs appa­rais­sant dans le clip se trouvent des psy­chés, ces miroirs mobiles mon­tés sur un châs­sis. Psyché est un nom vapo­reux, rêveur. Dans Les Métamorphoses ou l’Âne d’or d’Apulée, Psyché (l’âme) est une prin­cesse si belle que les hommes la vénèrent comme une déesse. Cette véné­ra­tion pour une humaine, Aphrodite, déesse de la beau­té et de l’a­mour, ne la sup­porte pas. Elle veut se ven­ger de l’ou­tre­cui­dance de la jeune femme. Elle ordonne donc à son fils Éros de faire tom­ber amou­reuse Psyché de l’homme le plus mépri­sable au monde. Coup du sort, c’est Éros qui acci­den­tel­le­ment se piquer avec sa flèche.

De son côté, le père de Psyché est bien embê­té. Sa fille est belle, tout le monde l’ad­mire mais per­sonne n’ose deman­der sa main. Il se rend donc à Delphes auprès de l’Oracle d’Apollon. Celui-ci l’in­forme qu’il doit vêtir sa fille de sa tenue de mariée et l’a­ban­don­née au som­met d’une col­line, là où un hor­rible monstre vien­dra la cher­cher pour l’é­pou­ser lors de noces funèbres. Que nen­ni, point d’hor­rible monstre mais l’un des dieux du vent, Zéphyr, emporte la jeune épou­sée dans le somp­tueux palais de son mari. Dans ce palais, Psyché n’a qu’une seule inter­dic­tion :  celle de voir le visage de son époux.

Les jours passent. Entourée de ser­vi­teurs invi­sibles et rejointe chaque nuit par son époux. Même si elle aime­rait voir le visage de l’être dont elle est tom­bée amou­reuse, la jeune femme est heu­reuse. Mais un jour, elle apprend de son mari le déses­poir de ses deux sœurs à l’an­nonce de son mariage avec cet « hor­rible monstre ». Elle implore alors Éros de per­mettre à ses sœurs de lui rendre visite. Ces der­nières pen­sant retrou­vées leur ben­ja­mine dans le dénue­ment le plus total furent vertes de jalou­sie à la vision de l’o­pu­lence et du bon­heur dans lequel elle vivait. Elles entre­prirent de semer le doute dans l’es­prit de leur sœur.

Elles réus­sirent et Psyché, enceinte et armée d’une dague, pro­fi­ta d’une nuit pour allu­mer une lampe à huile afin de contem­pler son époux endor­mi. Mais une goutte d’huile brû­lant tom­ba sur son épaule droite, le réveillant. S’apercevant de la déso­béis­sance de Psyché, il s’en­vo­la. Psyché réus­sit à s’a­grip­per à lui mais à bout de force elle lâcha. Il la rat­tra­pa, la dépo­sa déli­ca­te­ment au sol et s’en­fuit mené sa ven­geance contre les sœurs de son épou­sée. Folle de tris­tesse, Psyché tente de se sui­ci­der. Mais la rivière dans laquelle elle se jette refuse de la lais­ser mou­rir et la dépose près du Pan. Suite aux conseils du dieu cor­nu, Psyché déci­da de recon­qué­rir le cœur de son époux. Elle cherche de l’aide auprès des divi­ni­tés mais toutes la lui refu­sèrent par crainte de la colère d’Aphrodite.

De son côté, après avoir appris la mésa­ven­ture de son fils, Aphrodite séquestre le dieu ailé. Elle exige d’Hermès qu’il lui ramène Psyché et impose quatre épreuves à la jeune femme : trier des grains, rap­por­ter de la laine des bre­bis à la toi­son d’or puis l’eau du Styx et enfin rame­ner une boîte avec une par­celle de la beau­té de Perséphone. À chaque étape, une divi­ni­té lui apporte son aide. Mais pour la der­nière épreuve, de nou­veau, elle cède à la curio­si­té et ouvre la boîte, libé­rant le som­meil hiver­nal de Perséphone. Cette fois, son sau­veur est Éros lui-même. Guéri et ayant réus­si à s’é­chap­per, il rejoint sa bien-aimée et la réveille. Puis il l’a­mène à Zeus et lui demande de l’aide. Zeus accepte le mariage et fait boire l’am­broi­sie à Psyché, fai­sant d’elle une déesse aux ailes de papillon.

Introspection

« Les yeux sont le miroir de l’âme » (Cicéron, Oratore, III, 22). Surface réflé­chis­sante et pupille noire comme une fosse sans fin, les yeux ont tou­jours fas­ci­né. Portes de l’âme ou miroir de l’âme, en les regar­dant on pour­rait connaître le véri­table moi d’une per­sonne. En se regar­dant dans un miroir, c’est donc son moi, son âme que l’on voit, sans arti­fice, sans mensonge.

Le miroir brillant sym­bo­lise le bon­heur conju­gal, le miroir bri­sé le divorce. Le miroir qui se brise dès le début du clip indique clai­re­ment que la rela­tion amou­reuse de la femme a pris fin. Cette bri­sure peut aus­si d’interpréter comme une cas­sure dans l’âme, cas­sure dû à un cha­grin d’a­mour. Âme frac­tu­rée et mise à dis­tance par le regard à tra­vers le miroir. Le miroir comme les yeux devient un medium entre nous et l’âme, son véri­table soi, son monde inté­rieur. Il sym­bo­lise l’en­fer­me­ment. Cet enfer­me­ment en soi, cette cou­pure entre soi et l’Autre est aus­si sym­bo­li­sé par le ban­deau sur les yeux de Kiyoharu et Sugizo.

Une part de nous-mêmes est hors de nous parce que, dans le miroir, nous sommes jus­te­ment hors de nous. ce qui engendre le sen­ti­ment pri­mi­tif d’un vol de l’âme. les per­sonnes qui se regardent long­temps dans un miroir sont fas­ci­nées et res­sentent comme une para­ly­sie… Elles ne sup­portent pas toutes leur image. Quelques-unes, comme le Narcisse du mythe, se « perdent » en regar­dant leur image reflé­tée par l’eau. D’autres ne reviennent à elles qu’a­près une péré­gri­na­tion épui­sante lors­qu’a­près avoir regar­dé dans le miroir, elles ont pu se prou­ver à elles-mêmes leur exis­tence effective ».

Ernst Aeppli, Les Rêves et leur inter­pré­ta­tion.

La jeune femme s’est enfer­mée en elle. Seule dans son monde. En bri­sant le miroir, elle en a cou­pé l’ac­cès. Sa moi­tié est deve­nue aveugle, il ne sait plus ce qu’elle pense, ce qu’elle res­sent. Il ne peut qu’ac­cé­der à de rares aper­çus que lui per­mettent les bris. Et ce n’est qu’au tra­vers de ces bris qu’elle observe l’ex­té­rieur mais aus­si qu’elle s’ob­serve elle-même, se cher­chant, cher­chant sa véri­té. En cela, elle rap­pelle la déesse Veritas qui se regarde dans un miroir pour cher­cher la véri­té ou la ver­tu Prudencia pour en en tirer la connais­sance d’elle-même. Le miroir est un outil usé pour son­der l’âme, pour ame­ner l’in­cons­cient au conscient. Mais il faut être pru­dent de ne pas y pié­ger son âme. C’est d’ailleurs pour cela que les miroirs sont recou­verts à lors d’un décès.

Memento Mori

En paral­lèle à l’u­sage sym­bo­lique du miroir et pour ren­for­cer les paroles sur la fin d’une rela­tion, Voice use aus­si du concept du Memento Mori ou Vanité pour faire pas­ser son mes­sage. Rien ne dure, tout a une fin. Miroirs, bou­gies allu­mées, fleurs, tout rap­pelle la fuga­ci­té, l’évanescence de l’existence.

Si l’on s’en réfère à la typo­lo­gie des Vanités de Ingvar Bergström dans son ouvrage Dutch Still-Life Painting in the Seventeenth Century (Faber & Faber, 1956), le clip Voice se rat­tache à deux groupes de Vanités : celles de la vani­té des biens ter­restres et celles évo­quant le carac­tère tran­si­toire de la vie. Faisant par­tie des biens ter­restres, les livres sym­bo­lisent la vani­té du savoir, alors que bou­gies et fleurs se fanant sym­bo­lisent, elles, le carac­tère tran­si­toire de la vie. En outre, les fleurs séchées sym­bo­lisent aus­si un amour fané.

Concernant ces fleurs, leur usage dans le clip per­met d’a­jou­ter de la sym­bo­lique grâce au lan­gage des fleurs, comme des sous-titres. Plus pré­ci­sé­ment, la gyp­so­phile sym­bo­lise le bon­heur, l’hor­ten­sia bleu l’in­dif­fé­rence, la rose rose la gra­ti­tude, la célo­sie le mutisme et l’enfermement, les baies roses la pro­tec­tion et la gué­ri­son. L’hortensia bleu et la célo­sie évoque l’at­ti­tude de la pro­ta­go­niste du clip. Son amour pour lui étant mort, elle s’est ren­fer­mée sur elle, ne lui mon­trant plus que de l’indifférence. Lui a du mal à accep­ter la fin de leur rela­tion, mais il est recon­nais­sant pour le bon­heur qu’ils ont pu par­ta­ger. Malgré tout, il lui sou­haite de gué­rir, de sur­mon­ter leur rup­ture et de retrou­ver le bonheur.

Une Plainte déchirante

Le son plain­tif de Sugizo et la voix envoû­tante de Kiyoharu. Voice est une fusion par­faite des forces et carac­té­ris­tiques de l’un et de l’autre. Leur har­mo­nie musi­cale est en plus mise en valeur et ren­for­cée par la pho­to­gra­phie magni­fique du clip et la sym­bo­lique du décor. Tous les mou­ve­ments sont doux, que cela soit les gestes ou les mou­ve­ments de camé­ra. Dès les pre­mières notes, on est pris aux tripes par la gui­tare de Sugizo. Puis, la voix de Kiyoharu nous enve­loppe comme une cou­ver­ture moelleuse… 

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