La nuit s’était abattue sur la ville telle la Mort sur son champ d’âmes, seule la lumière des lampadaires se reflétait dans les flaques d’eau, le vent entraînait ces lueurs féeriques dans sa danse fatale. La Mort naviguait sur les flots aériens, la ville endormie respirait la tranquillité. Quelques rats traversèrent la rue à la recherche d’une quelconque nourriture, des cadavres de clochards gisaient dans l’embrasure de portes cochères.
Sortant d’un bar, un jeune homme s’arrêta afin de remonter le col de sa veste. Une légère buée s’échappa de sa bouche, il frotta ses mains l’une contre l’autre, sortit un briquet et alluma une cigarette. Il huma le tabac chaud avec délice, il lui rappela ses folles nuits passées à la sortie des concerts. Il marchait en regardant le sol, il passa par une sombre ruelle où les ordures s’entassaient les unes sur les autres dégageant une odeur de pourriture.

Le gel prit possession de sa bouche comme une amante avide, faisant tomber sa cigarette, il se courba pour la ramasser. Quand il se releva, il vit devant lui deux magnifiques jambes à l’allure féline. Il leva les yeux, la femme se plaqua contre lui plantant ses ongles rubis dans sa veste. La ruelle disparut dans un brouillard bleuté, elle fut remplacée par un paysage de montagnes mousse et ocres semblables à celle de Léonard De Vinci. Le ciel nuageux oppressant annonçait une tragédie.
Les jambes de la femme devinrent des pattes de lionne. Le jeune homme, nu, appuyait son coude, pour ne pas tomber, contre la paroi rocheuse où poussaient quelques figuiers, arbres de la connaissance. Il tenait à la main une lance pointée vers le sol afin de signifier qu’il n’userait pas de la violence. Un drapé turquoise, le protégeant de la sphinge qui avait planté ses griffes dans sa peau imberbe, lui entourait la jambe droite et était attaché à l’aide de rubans de nacre bleuté.
Il regardait la sphinge droit dans les yeux d’un air terrible, ne craignant ni ses charmes ni son regard plein de désir. Son corps de lionne était arrondi tel un chat réclamant des caresses ; un collier de perles rouges, symbole de perfection et de mort, lui ceignait la taille, ses aile et ses seins se dressaient, les uns vers le ciel, les autres vers lui. Un diadème d’un bleu mystérieux reposait sur sa tête de sphinge, ses cheveux blonds étaient coiffés en un chignon complexe. Sa bouche entrouverte s’apprêtait à poser la question fatale.
Au loin, des oiseaux volaient aidant le jeune homme à garder son sang froid face à cette daimone de la mort ; alors qu’un serpent, rampant vers la coupe posé sur une colonne, menaçait d’engloutir l’ordre et la lumière de la conscience du jeune homme, amenant celle-ci dans le chaos. Un papillon bleu, beauté évanescente, voletait au-dessus de la coupe sculptée. Dans une crevasse, une main grisâtre était agrippée à la paroi refusant la mort, un pied reposait sur un tissu sang à côté d’une couronne d’or. La vision se brouilla.

Un ciel jaunâtre baignait un paysage désolé, une ville grisâtre se dressait au loin sur les bords d’une rivière. Trois poètes composaient au sommet d’un rocher, traversé par un passage. Deux jeunes tortues, symbole de l’amour vertueux, observaient le monde qui les entourait, avant de se transformer en lyre.
Sur le rivage près d’un citronnier, arbre de la fécondité de l’inspiration du poète, se tenait une jeune femme. Dans ses bras, la tête du jeune homme reposait sur une lyre cramoisie. Sa chevelure était aussi blonde que celle de la sphinge, mais elle ne portait aucun diadème. Une robe jade brodée finement recouvrait sa tunique bleue, un châle vermeil lui enserrait la taille, elle ne portait nul bijou. Elle avait placé entre ses deux seins un bouquet de fleurs, victoire de la vie sur la mort. Elle regardait la tête couronnée du jeune homme avec amour.
L’eau n’avait effacé aucun des traits de ce visage livide, il semblait dormir. La lyre décorée de vert et d’or s’accordait avec la jeune femme.
Le visage de la jeune femme disparut avec l’odeur du citronnier. Tout devint noir. Le jeune homme ouvrit les paupières, il vit sa petite amie allongée nue à son côté. Elle respirait paisiblement, ses longs cheveux s’étalaient sur l’oreiller en vagues brunes, sa bouche entrouverte révélait deux petits crocs albâtres. Il se leva, arpenta l’appartement et s’arrêta dans le salon devant les deux toiles héritées de son grand-père : Œdipe et le Sphinx ainsi que Orphée toutes deux peintes par Gustave Moreau. L’une représentait la femme fatale n’apportant que le désir suivi de la mort face à celui qui provoqua sa chute grâce à la maîtrise de soi ; la deuxième apportait de l’espoir : malgré la mort d’Orphée, la poésie continuerait d’exister par sa lyre, les citronniers et les tortues ; et la tendresse de même que l’amour n’ont pas de limites.
Sa petite amie, encore tout endormie, passa ses bras autour de son cou, le serrant contre elle . Il l’embrassa, un filet de sang coula sur leurs poitrines nues.