Peintures de Rêves

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La nuit s’était abat­tue sur la ville telle la Mort sur son champ d’âmes, seule la lumière des lam­pa­daires se reflé­tait dans les flaques d’eau, le vent entraî­nait ces lueurs fée­riques dans sa danse fatale. La Mort navi­guait sur les flots aériens, la ville endor­mie res­pi­rait la tran­quilli­té. Quelques rats tra­ver­sèrent la rue à la recherche d’une quel­conque nour­ri­ture, des cadavres de clo­chards gisaient dans l’embrasure de portes cochères.

Sortant d’un bar, un jeune homme s’arrêta afin de remon­ter le col de sa veste. Une légère buée s’échappa de sa bouche, il frot­ta ses mains l’une contre l’autre, sor­tit un bri­quet et allu­ma une ciga­rette. Il huma le tabac chaud avec délice, il lui rap­pe­la ses folles nuits pas­sées à la sor­tie des concerts. Il mar­chait en regar­dant le sol, il pas­sa par une sombre ruelle où les ordures s’entassaient les unes sur les autres déga­geant une odeur de pourriture.

Gustave Moreau, Oedipe et le Sphinx

Le gel prit pos­ses­sion de sa bouche comme une amante avide, fai­sant tom­ber sa ciga­rette, il se cour­ba pour la ramas­ser. Quand il se rele­va, il vit devant lui deux magni­fiques jambes à l’allure féline. Il leva les yeux, la femme se pla­qua contre lui plan­tant ses ongles rubis dans sa veste. La ruelle dis­pa­rut dans un brouillard bleu­té, elle fut rem­pla­cée par un pay­sage de mon­tagnes mousse et ocres sem­blables à celle de Léonard De Vinci. Le ciel nua­geux oppres­sant annon­çait une tragédie.

Les jambes de la femme devinrent des pattes de lionne. Le jeune homme, nu, appuyait son coude, pour ne pas tom­ber, contre la paroi rocheuse où pous­saient quelques figuiers, arbres de la connais­sance. Il tenait à la main une lance poin­tée vers le sol afin de signi­fier qu’il n’userait pas de la vio­lence. Un dra­pé tur­quoise, le pro­té­geant de la sphinge qui avait plan­té ses griffes dans sa peau imberbe, lui entou­rait la jambe droite et était atta­ché à l’aide de rubans de nacre bleuté.

Il regar­dait la sphinge droit dans les yeux d’un air ter­rible, ne crai­gnant ni ses charmes ni son regard plein de désir. Son corps de lionne était arron­di tel un chat récla­mant des caresses ; un col­lier de perles rouges, sym­bole de per­fec­tion et de mort, lui cei­gnait la taille, ses aile et ses seins se dres­saient, les uns vers le ciel, les autres vers lui. Un dia­dème d’un bleu mys­té­rieux repo­sait sur sa tête de sphinge, ses che­veux blonds étaient coif­fés en un chi­gnon com­plexe. Sa bouche entrou­verte s’apprêtait à poser la ques­tion fatale.

Au loin, des oiseaux volaient aidant le jeune homme à gar­der son sang froid face à cette dai­mone de la mort ; alors qu’un ser­pent, ram­pant vers la coupe posé sur une colonne, mena­çait d’engloutir l’ordre et la lumière de la conscience du jeune homme, ame­nant celle-ci dans le chaos. Un papillon bleu, beau­té éva­nes­cente, vole­tait au-des­sus de la coupe sculp­tée. Dans une cre­vasse, une main gri­sâtre était agrip­pée à la paroi refu­sant la mort, un pied repo­sait sur un tis­su sang à côté d’une cou­ronne d’or. La vision se brouilla.

Gustave Moreau, Orphée

Un ciel jau­nâtre bai­gnait un pay­sage déso­lé, une ville gri­sâtre se dres­sait au loin sur les bords d’une rivière. Trois poètes com­po­saient au som­met d’un rocher, tra­ver­sé par un pas­sage. Deux jeunes tor­tues, sym­bole de l’amour ver­tueux, obser­vaient le monde qui les entou­rait, avant de se trans­for­mer en lyre.

Sur le rivage près d’un citron­nier, arbre de la fécon­di­té de l’inspiration du poète, se tenait une jeune femme. Dans ses bras, la tête du jeune homme repo­sait sur une lyre cra­moi­sie. Sa che­ve­lure était aus­si blonde que celle de la sphinge, mais elle ne por­tait aucun dia­dème. Une robe jade bro­dée fine­ment recou­vrait sa tunique bleue, un châle ver­meil lui enser­rait la taille, elle ne por­tait nul bijou. Elle avait pla­cé entre ses deux seins un bou­quet de fleurs, vic­toire de la vie sur la mort. Elle regar­dait la tête cou­ron­née du jeune homme avec amour.

L’eau n’avait effa­cé aucun des traits de ce visage livide, il sem­blait dor­mir. La lyre déco­rée de vert et d’or s’accordait avec la jeune femme.

Le visage de la jeune femme dis­pa­rut avec l’odeur du citron­nier. Tout devint noir. Le jeune homme ouvrit les pau­pières, il vit sa petite amie allon­gée nue à son côté. Elle res­pi­rait pai­si­ble­ment, ses longs che­veux s’étalaient sur l’oreiller en vagues brunes, sa bouche entrou­verte révé­lait deux petits crocs albâtres. Il se leva, arpen­ta l’appartement et s’arrêta dans le salon devant les deux toiles héri­tées de son grand-père : Œdipe et le Sphinx ain­si que Orphée toutes deux peintes par Gustave Moreau. L’une repré­sen­tait la femme fatale n’apportant que le désir sui­vi de la mort face à celui qui pro­vo­qua sa chute grâce à la maî­trise de soi ; la deuxième appor­tait de l’espoir : mal­gré la mort d’Orphée, la poé­sie conti­nue­rait d’exister par sa lyre, les citron­niers et les tor­tues ; et la ten­dresse de même que l’amour n’ont pas de limites.

Sa petite amie, encore tout endor­mie, pas­sa ses bras autour de son cou, le ser­rant contre elle . Il l’embrassa, un filet de sang cou­la sur leurs poi­trines nues.

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